top of page

LE JARDINIER DE LA CHAIR

Sinziana Ravini-Bourriaud, texte du catalogue du 56ème Salon de Montrouge (2011)

« Mon Frère me propose d’échanger sa tête avec la mienne. Quand nous nous retrouvons le lendemain soir, il rentre sans ma tête. Il trouve ma tête tellement belle qu’il l’a rangée dans un coffre-fort. Je lui demande de me rendre ma tête. C’est impossible car il n’y a pas de clef. J’imagine ma tête qui va vieillir toute seule dans ce coffre-fort ».

 

Les microfictions de David Ortsman sont morbides et touchantes, peuplées de personnages inlassablement déchirés entre les petits fascismes ordinaires et les drames existentiels, les rêves d’omnipotence et les peurs castratrices. Inspiré par l’œuvre de Kafka, les surréalistes, l’Art Brut, Topor et les Monty Python, Ortsman questionne sans cesse la ligne de démarcation entre le Moi et l’Autre. Mais puisque « je est un autre », il lui faut constamment réintégrer ce qu’il rejette.

 

Son univers est fait de candeur et de sadisme, d’extrême naïveté et de cruauté. Il est habité par des fantasmagories hybrides, des corps morcelés aux couleurs acidulées, où se déroule un combat perpétuel entre la vie et la mort. Des monstres roses et poilus, munis de sexes multicéphales ou enceints de squelettes, échangent leurs organes et leurs têtes, comme si c’étaient des livres ou des disques. Certains possèdent une bouche dévorante à la place du cœur, d’autres sont assis par terre, les jambes en forme de bouée de sauvetage. La rivalité et la peur de l’abandon sont toujours contrebalancées par un écosystème dans lequel les végétaux rassemblent et rapiècent les corps morcelés. Dans cette foire aux atrocités, tout s’effondre et se reconstruit éternellement.

 

« En fait, j’ai une vision panthéiste où tout est vivant, lié, comme s’il n’y avait plus de frontières entre les hommes, les animaux et les plantes. C’est pour ça que je suis obligé de les couper des temps en temps ». Nous confie ce jardiner de la chair. Il y un coté cannibale dans le travail d’Ortsman, mais comme Claude Lévi-Strauss le dit : « Nous sommes tous des cannibales. Le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger. »

 

L’univers de David Ortsman évoque celui des romans de Kobo Abe, plus précisément La femme de sables qui raconte l’histoire d’un entomologiste qui tombe dans un trou, dans un village maudit. Là, il retrouve une femme qui accepte tout de lui, ses cris, ses injures, ses violences, dans l’espoir d’amadouer cet animal sauvage. Un jour, une échelle lui est tendue, mais il ne veut plus en profiter. Il a accepté ces contraintes. C’est précisément ce rite de passage à l’âge adulte, la surmontation des conflits par leur acceptation, qui caractérise le travail d’Ortsman. Comme Kobo Abe l’écrit : « Toute évasion appelle une punition : mais, surmontée l'épreuve, s'ouvre le sentier d'une joie très haute ».

HEY, CRUEL WORLD

Bernard Point, texte de l'exposition "Hey, Cruel World" à la Galerie du Haut-Pavé (2014)

Hey... mes piétinements sur le pavé parisien me surhaussent ce jour devant la vitrine de la galerie du Haut Pavé. Je tends les bras vers le mur qui bute perpendiculairement sur la vitre en accumulant mains éclatées en tournoiements, cernant une masse noire plaquée muralement par DAVID ORTSMAN.

 

A peine la porte franchie, je me plante devant ce mur qui se trouve comme enfanté par la noirceur perspective du soubassement de la vitrine. C'est ainsi que je découvre à l'angle de cette rencontre, deux bras particulièrement tendus imprégnés de la rougeur de blessures entaillant ce"cruel world". Un grand nombre de bras semble témoigner de leurs souffrances en introduisant la blancheur du mur à l'intérieur de cette sombre tache qui bute sur la façade, le sol et le plafond, tout en prenant naissance par une lourde courbe sur la partie droite de cette paroi. Les membres dessinés presque squelettiquement, sont graphiquement ciselés par une multitude de traits qui suivent ou traversent la dégénérescence de corps disparus que j'imagine constellés des mêmes marques sanguines, témoignant de blessures/déchirures.

 

Je ne peux que m'imprégner de ce massacre gesticulant en m'associant à l'isolement de la figure centrale, qui tout en étant assise suggère par le croisement de ses mains, le doute d'un questionnement. Le dessin n'existe que par le suivi linéaire du contour des formes, en plaçant l'ovale du visage coiffé par la verticalité de traits, en entraînant ainsi celle des larmes, seules traces rouges. C'est en réponse aux appels de ces nombreuses mains balafrées par leur martyr dans ce monde cruel que David blesse en le pénétrant de vide. Ce qui me fascine, c'est de découvrir que l'arrivée de ce noir déchiré par la pénétration de ces bras, provient d'une ouverture cadrée partiellement par une cloison qui prend ses distances avec le mur latéral. Faisant face à la vitrine, l'artiste lui fait porter un être qui semble regarder celui dont je viens de parler, en l'habillant de rose dans une masse noire. Le tout est dominé par une blancheur constellée de petites taches coulantes. Cela m'évoque une cavité grotesque, où le personnage se concentre, de par la noirceur de ses yeux, en contemplation devant ce cruel world.

 

Au sortir de cette grotte imaginaire je pénètre réellement dans la seconde partie de la galerie. Hey... c'est un autre monde car David a eu l'idée de planter le mur d'un accrochage de dessins où les couleurs ponctuent souvent végètalement leurs supports papier. Je suis maintenant dans un monde lumineux et coloré qui offre à mon regard une abondante suite de fraîches étapes, qui reposent mon anxiété en suscitant des aérations humoristiques. Pourtant la plupart des scènes associent visages ou corps à des déchirements. Quelquefois la cruauté de ce monde est évoquée par le cannibalisme.Hey... l'humour de David fait étape en fraîcheur sans oublier ce qui la glace brusquement. 

 

Le moment de me poser est arrivé, qui me place paradoxalement au dos d'une cloison qui sépare les deux parties de la galerie. Je me trouve devant quatre grands bustes de personnages qui se découpent sur la noirceur uniforme du fond de chaque support. Petit rappel des corps invisibles de la grande fresque décrite antérieurement. Mais cette fois aucune blessure, pas de mains et des bras verticalement alignés maigrement le long des bustes. L'artiste joue ainsi encore avec humour en plaçant sur l'épaule droite de chacun un petit personnage. Je retrouve grâce à cette distanciation ce "cruel world" car le seul des quatre à être coloré sanguinairement, porte un petit squelette qui par l'écartement de ses bras, dialogue vertement avec ce que je revois partiellement sur le mur de la première salle. Ainsi cette paroi devient barrière, encore paradoxalement entaillée, entre un monde souffrant et un univers soufflant.

 

Mon cheminement me fait maintenant longer le mur qui me reconduit vers l'entrée. De nombreuses oeuvres jouant avec la couleur et le noir et blanc,dialoguent entre elles en semblant s'accrocher en désordre sur la noirceur de ce mur. Entre humour et calvaire, ces créations croisent des images exprimant des estafilades qui peuvent persécuter des êtres humains, ou éprouver des animaux. L'ensemble est balafré par une multitude de traits qui circulent librement en cernant les êtres, ou en les pénétrant intérieurement, comme ce chat enroulé sur la souris, prisonnière de son ventre. Cette fois la majorité de ces dessins sur papier à dominante noire, font se rencontrer des encres ou aquarelles qui s'étalent ou glissent le long de tracés évoquant de fantastiques circulations. Je passe d'une image à l'autre en me laissant éclairer au coeur d'un espace muralement nocturne. Je circule ainsi entre arborescence et humanisme pour retrouver David en "Jardinier de la chair".

 

Maintenant il me reste à me tourner sur la face d'une cloison qui fait face à la porte d'entrée où un grand rectangle noir accumule de nombreuses silhouettes graphiques. Ce macrocosme assemblepar le tracé crucifié de ses figures une charge terriblement répétitive de gestes, qui me suggèrent en perspective, l'alignement de croix d'un cimetière militaire issu de ce "cruel world". Cette composition complexe et pourtant curieusement récidiviste, accumule autour d'une silhouette sanguinaire, les gestes rythmiques d'une foule emprisonnée. Par la répètivité obsessionnelle de son rythme, cette image devient à la fois une synthèse introductive de cette exposition, comme une conclusion de ce propos que DAVID ORTSMAN affirme : HEY, CRUEL WORLD.

Exposition "Conversation" à la Galerie Saint-Séverin, Paris, juillet-août 2014, David Ortsman et Sophie Gaucher.

Jean Deuzèmes, Article paru dans "Voir & Dire" (2014)

Avec tous ses objets et dessins, cette vitrine par son aspect d’art brut ressemble à une chapelle d’exvotos en miniature : aussi exotique, faite d’étrangetés et d’histoires dont on ne connaît pas les origines, mais, ici, pas de texte. Aucune trace de remerciements non plus, mais une suite de plaintes individuelles ou interindividuelles, ou encore de références sanguinolentes et doucereuses à la fois, de peur exprimée et d’autodérision.

 

Une telle exposition risque de hérisser certains, même si cette galerie est jusqu’à ce jour préposée à rendre compte de la jeune scène émergente de l’art et prend des risques. Des crânes énucléés, des corps coupés, des scènes de groupe de corps lovés ensemble, et ces couples qui se jettent à la figure des paroles agressives, etc. Face à Saint-Séverin ?

 

Et la Pentecôte, qu’a-t-elle à voir avec ces scènes néo punks ? En fait, contrairement à une critique immédiate possible, cette installation flirte avec le Texte.

"Soudain il vint du ciel un bruit pareil à celui d’un violent coup de vent […] Alors, ils furent tous remplis de l’esprit Saint : ils se mirent à parler en d’autres langues et chacun s’exprimait selon le don de l’Esprit. »


Il y a de la violence, cela décoiffe, l’esprit des artistes vient d’un ailleurs de l’art convenu, cela parle dans une langue étrange ; il s’agit d’une conversation entre deux artistes, de paroles échangées sous forme visuelle dont les spectateurs de la rue sont les témoins surpris. À eux de comprendre dans leur langue (leur culture et leur imaginaire) les sous-entendus et les explicites de chacune des saynètes.

Certes, ces deux voix d’artistes ne proclament pas « les merveilles de Dieu » (Ac 2,11), mais elles expriment avec pertinence la réalité et les angoisses de la société, vues au travers de leurs expériences personnelles et probablement de leurs peurs enfantines. Si une grande partie des dessins relève de l’autoportrait et du double des artistes, il y a beaucoup de culture et de réflexion critique dans ce qui nous est dit de la parole aujourd’hui.

 

Les deux personnages nus assis dans un coin, gris, désabusés, ne se regardant pas, avec leur masque à la Ensor, expriment une part de vérité sur le couple même si cela n’est pas réjouissant.


Les « dialogues dessinés » expriment soit la violence entre les locuteurs (des ronces entre deux bouches), soit le désir d’aller vers l’autre (des mains sortant des bouches, mais dans l’ambiguïté formelle puisqu’elles appartiennent à des squelettes, sur un fond de fleurs). Cela fait penser aux performances bien connues de Marina Abramovic et Ulay, des années 80 –le couple qui se déchire- mais nos relations humaines ne se sont guère apaisées !

 

Comment ne pas penser aux œuvres, politiques ou de militance sur la question du sida, de Keith Haring dans les dernières années de sa vie, alors qu’il était malade (voir article V&D) ? Ces êtres dont les corps pleurent des larmes de sang, des corps blessés où courent des squelettes verts, ce crachat d’une tête verte sur un fond de pétales rouges rappellent sa représentation du virus.

Didi Hübermann évoque les fantômes de l’Histoire dans sa relecture de l’histoire de l’art [1], David Ortsman, lui, les dessine en pantins ou monstres, subissant et créant la violence ; il les met même ironiquement à tous les étages d’un immeuble à la Pérec !

 

De la culture, il y en a toujours dans cette installation par exemple avec cette petite série de statuettes souvent en couples, dont on ne sait pas très bien ce qu’elles font ; se parlent-elles en groupe ? On pense à Degas et à ses danseuses.

« Penser à … » : tel est peut-être la visée de cette installation, si caractéristique de ce temps de l’art contemporain : du dessin libre et libéré des convenances, dont le trait est sûr, familier des comics de toutes époques, du collectif, des histoires individuelles d’artistes à la base d’une multiplication d’objets tous différents tentant de saturer les espaces, une vive sensibilité aux enjeux du moment, emplie par la violence subie ou que l’on propage, par la question de l’altération des corps.

 

L’hybride, comme expression et méthode de pensée, est partout présent et surtout dans ce petit fantôme rouge sang, bras écartés comme le « Cristo Redentor » de Rio, mais revêtu à l’image d’un héros de la série Barbapapa, ou encore un épouvantail dont les pieds prennent racines comme l’Isaïe du retable de Grünewald ou chez Garouste. Entre le souvenir d’enfance, la symbolique religieuse, l’esprit spirite, le jeu visuel, le sens hésite, les artistes s’échappent.

 

Les céramiques sont dans la lignée des enfants du surréalisme que l’on a pu voir récemment à Beaubourg, avec « Le surréalisme et l’objet », intrigantes et fonctionnant bien avec les dessins, en moins érotiques ou décapantes que celles de Mayaux. Ces visions constituent un bel accrochage, dont l’envahissement de l’espace est à l’opposé de la pureté minimaliste des expositions précédentes : les deux artistes ont beaucoup de choses à dire, à se dire, même si on ne les comprend pas toutes.

Si le punk (vaurien, voyou) est une culture de la contestation, dont le rock a été l’un des vecteurs majeurs, anarchiste, individualiste, « Conversation » en est proche mais ne relève pas du thrash ; l’œuvre se singularise en effet par une évidente élégance, dont témoignent les aquarelles de Sophie Gaucher, mêlée à une violence doucereuse, dont l’amusement à se faire peur ne laisse pas indemne le spectateur. L’esprit qui traverse l’installation, les larmes de sang qui tombent sur des têtes dessinées détournent la symbolique des langues de feu emblématiques de la Pentecôte et relèvent plus de vives inquiétudes, voire de cauchemars que de simples rêves ; pas de message ou de merveilles annoncées, sauf la joie évidente de travailler tous les deux ensemble et les fleurs qui ponctuent les dessins. Du spiritisme explicite [2] et non un attrait pour une spiritualité.

 

Cette vision néo punk (rattachée ici par la commissaire à la Pentecôte) est une approche fidèle de ce qui traverse toute une jeune génération de spectateurs, qui espère dans un monde autre et commence par crier ce qu’elle vit dans l’actuel, tout en s’en moquant. L’esprit de l’art souffle où il veut.

 

Belle exposition de cette commissaire, originale et sensible aux matériaux de l’art, à qui l’on souhaite de poursuivre son travail de révélation après le temps de congé qu’elle s’apprête à prendre. Beau geste de confiance et de liberté de l’institution qui porte cette galerie.

[1] Au Palais de Tokyo, en 2014

 

[2] Patti Smith, l’égérie punk rockeuse, écrivain et photographe ayant fait l’objet d’une expo à succès à La Fondation Cartier, vit avec ses « fantômes » des arts.

 

Du 2 juillet au 27 septembre 2014, visible jour et nuit, 4 rue des Prêtres-Saint-Séverin, Paris 5e. M° Cluny-la Sorbonne, Saint-Michel

bottom of page